En direct de la Terre

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 S ignificatif que les plus fortes progressions du vote Le Pen d'avril-mai 2002 eurent lieu dans des zones rurales plutôt tranquilles, au niveau de criminalité bas, sans présence importante (et le plus souvent sans présence du tout) d'immigrés ou descendants d'immigrés maghrébins (assez clairement désignés pendant la période considérée — août 2001 à avril 2002 — comme parmi les principaux fauteurs de «la montée de l'insécurité») ou de «jeunes» (autres «classe dangereuse»), sans problèmes structurels ou conjoncturels particulièrement graves — du moins, pas plus qu'au premier semestre 2001 ou qu'en 1998 ou 1997, années où le vote d'extrême-droite y était nettement plus bas). Au contraire, dans les zones qu'on nous présentait dans les médias — et dans le discours des politiques — comme des «zones à risque», le vote Le Pen a peu progresé, et souvent stagné ou régressé. Le récent livre de Daniel Schneidermann, Le Cauchemar médiatique, donne un élément d'explication qui fut déjà discuté dans les semaines suivant l'élection présidentielle de 2002 sur le mode de la déploration (mea culpa[1]), mais sur lequel les «grands» médias ne revinrent guère par après sur un mode plus distancié et analytique (je ne considère pas France Culture comme un «grand» média, même si je considère cette station comme un média important), et qui se résume pour beaucoup à cette phrase leitmotiv scandant son chapitre intitulé «L'insécurité dans la campagne, ou le cauchemar-marathon»: «Avec ce qu'on voit à la télé !».

Je vis dans une «zone à risque»; pas la plus risquée des «zones à risques», mais du moins «la plus risquée» de mon département. Entre ce que je lisais sur mon quartier dans mes deux journaux régionaux et ce que j'en constatais de visu, il y avait autant de distance qu'entre la Terre et la Lune — et il semblerait que c'est moi qui vivais sur la Lune. Quant à ce que je lisais ou entendais du côté des «grands médias nationaux», il y avait autant de distance entre ma réalité et celle qu'ils nous présentaient qu'entre la Terre et Mars — mais je vous l'ai déjà dit, je suis un habitant de Mars[2], donc ça ne m'étonne pas…

«Avec ce qu'on voit à la télé»… Voici ce qu'écrit au début du chapitre Daniel Schneidermann:

«“Nous ici, ça va, mais avec ce qu'on voit à la télé !” Deux fois, cinq fois dix fois, la phrase est revenue, dans les reportages télévisés, les jours de cauchemar qui ont suivi le foudroiement du 21 avril 2002. Le Pen au second tour ! Se débattant dans le même cauchemar que la majorité des Français qui n'avaient pas voté Le Pen, les reporters tentaient de comprendre pourquoi les habitants de tranquilles villages de l'Ain ou du Poitou avaient accordé tant de leurs voix à l'extrême-droite. Et toujours la même explication: “avec ce qu'on voit à la télé !”».

Les habitants des «zones à risques» n'ont pas plus voté Le Pen qu'à l'habitude, parce qu'il pouvaient confronter la «réalité médiatique» avec la réalité effective, ceux des «zones à non risques» ou des «non zones à risques» ou des «non zones à non risques», on ne sait trop, n'avaient que la «réalité médiatique» pour se faire une idée des choses. Schneidermann le rappelle un peu plus loin, dans une “étude de cas”, celui de Bilalian, «en mars 2002, le journal de la mi-journée du service public [donc de Bilalian] a évoqué 63 fois le thème de l'insécurité contre 41 fois pour le “Treize heures” concurrent de Jean-Pierre Pernaut sur la chaîne privée TF1». Bref, selon leur goût, «les habitants de tranquilles villages de l'Ain ou du Poitou» avaient droit à entre un et deux sujets sur le thème ou deux sujets assurés. En outre, il y a la manière d'en parler. Citons encore notre auteur:

«Nous pourrions donc, chiffres et citations à l'appui, montrer le matraquage Bilalian. Mais au-delà des chiffres et des répétitions, la singularité de Bilalian est ailleurs. Écoutons par exemple ce lancement du 25 mars, après l'agression (finalement fausse) d'un chauffeur de bus à Marseille: “On ne sait plus quel adjectif employer (soupir). On pouvait penser à l'impensable survenu la semaine dernière à Évreux, dans un supermarché de Nantes, ou encore à Besançon, avec ces deux jeunes filles torturant une une troisième… Et bien, à Marseille c'est encore autre chose”.
[…]
Abdiquant son rôle de médiateur pous se poser en victime, Bilalian nous retire donc toute échappatoire, toute possibilité de recul par rapport à la course à l'apocalypse. C'est une victime, un miraculé, un rescapé qui, chaque jour, vient témoigner devant nous. Son exemple nous enseigne que l'on peut être à la fois propagateur et victime de l'emballement».

Incidemment, l'intervention citée de Bilalian nous apprend que les statistiques sont en-dessous de la réalité: elle compte pour un cas «thème insécurité», or en 45 mots et un soupir, Bilalian parvient à nous parler de quatre cas. Une fois dans sa vie, Roger Gicquel débuta son journal par cette phrase: «La France a peur»; d'août 2001 à avril 2002, ce fut comme le montage en boucle à chaque JT, de cette amorce. Avec une piqûre de rappel dans le même JT.

Les autres médias ne furent pas en reste, mais il y a une distance énorme entre lire ou entendre que «la France a peur» et le voir. Enfin, manière de dire: les télés ne peuvent nous montrer que les événements institués au moment où ils se déroulent (dont la guerre); lesquels, exception faite des guerres, sont sauf imprévu des non-événements: à la prochaine intervention de Jacques Chirac à la télévision, faites l'expérience de voir ce qu'en disent Le Monde, Le Figaro et Libération en date du lendemain, et vous constaterez une chose surprenante: ils disent tous trois à-peu-près la même chose pour ce qui concerne les faits — c'est surtout l'analyse qui divergera. Surprenante parce que Le Monde sera paru avant que notre président adoré cause dans le poste. Autre type d'événements prévisibles, les compétitions sportives: regardant un match de foot Lens-Lyon peu de chances que je me trompe en prévoyant la victoire de Lens ou de Lyon, ou un match nul; si je contemple ce spectacle formidable et palpitant, un course de Formule 1, je ne risque guère l'erreur en pariant que Schumacher, Schumacher, Hakkinen ou Barichello, ou un ou deux autres et pas plus, gagnera; et qu'un des trois premiers sera «en bonne position pour remporter la Coupe du monde»; regardant un 100m hommes, je ne me tromperai assurément pas en prévoyant la victoire d'un des huit finalistes, et sans trop m'avancer, je parierais sur un des trois Américains (il y a toujours trois Américains en finale du 100m, sauf aux Championnats de France).

Je me moque, mais je suis sinon comme tout le monde, du moins comme beaucoup, je regarde le sport à la télé. Ce que je veux dire est que ces spectacles, interventions politiques, sports, guerres, Grandes Réunions Internationales, ne sont pas proprement des événements, des «nouvelles», mais des rendez-vous fixés d'avance représentant un événement, lequel eut lieu avant, quand Chirac décida d'intervenir à la télévision, fixa les grandes lignes de son intervention, et que son service de presse fit parvenir au divers médias un dossier relevant «les points marquants de l'intervention de M. le président» (raison pour laquelle Le Monde est aussi bien informé que Libé ou Le Figaro, même sans avoir pu suivre «en temps réel» l'intervention de Chirac); après, l'intervention a une importance modérée; de même, ce qu'on voit d'un sport n'est même pas la partie émergée de l'iceberg, tout au plus la dix millième partie du long processus de sélection qui fera que parmi les, disons, 300.000 pratiquants assidus du 100m hommes dans le monde, huit parviendront en finale des Championnats du monde. Pour les sports automobiles (F1, endurance, rallies) c'est plus proche de l'iceberg, on en voit 10% environ.

Autres cas, les «grands rendez-vous (politiques) internationaux»; c'est pareil: prenez la récente réunion de l'OMC à Cancun; les médias esbaudis s'étonnèrent de «L'échec de Cancun», un analyste du Monde allant même jusqu'à pronostiquer «la mort de l'OMC. Si comme moi il avait fait un tour sur le site Internet de l'OMC, il aurait pu pronostiquer sans difficultés qu'à la réunion de Cancun il n'y aurait pas d'accord général sur les deux domaines en discussion, biens et services, pour cette raison que plus de 80% des points en discussion dans ces domaines, en discussion depuis deux, quatre, cinq ans, voire pour certains depuis plus de vingt ans, à l'époque du GATT, n'étaient nullement en voie de réglement, et cela une semaine avant la réunion. Conclusion, environ 20% des dossiers en cours seraient validés à Cancun, et c'est tout. Environ 20% des dossiers ont été validés, donc la réunion de Cancun est, du point de vue de l'OMC, une réussite. Mais les médias, vivant dans l'immédiateté, ont du mal à comprendre comment fonctionnent les organisations internationales, qui peuvent discuter d'un dossier particulier pendant 15, 30 ou 50 ans, obtenir lors de telle session non publique la validation d'un article, voire d'un paragraphe, voire l'un alinéa, voire d'une phrase d'un alinéa d'un paragraphe d'un article, et reporter la discussion du reste à la prochaine session, dans deux ou six moix, ou deux ans. Par exemple, certains textes sont «en discussion» à l'ONU depuis sa création, soit bientôt 60 ans.

«L'échec de Cancun» est un cas exemplaire. Ce n'est pas un échec, et ça ne montre pas qu'il y a eu «la victoire des altermondialistes», lesquels ne sont pour rien dans ce réputé echec — avec ou sans eux il n'y aurait pas eu plus de «réussite» qu'il y en eut. En outre, quand on connaît le fonctionnement réel de l'OMC, ces grandes messes médiatiques n'ont pas grand sens, comme déjà dit, ce sont des non-événements: un certain nombre de points avaient pu réunir le consensus (lequel est requis pour tous les textes d'application globale en discussion) et seraient quoi qu'il arrive ratifiés; quelques points étaient près du consensus, et selon les cas, allaient ou non être validés à Cancun; s'ils ne l'étaient pas, on repartait pour les négociations «habituelles», hors champ des caméras, et probablement, à l'heure ou j'écris (le 09/10/2003), certains sont déjà validés; pour le reste, les discussions continuent. Et au cas où, pour les points qui ne sont pas d'application globale, on ne parvient pas à un consensus des parties concernées à la date-butoir fixée pour ce point, ma foi, il y a une règle intéressante: «le président de l'OMC décidera que s'appliquera celle des propositions de réglement la plus conforme aux buts de l'OMC», ou quelque chose d'approchant. Comme les buts de l'OMC sont divers et un peu flous, on peut sans peine paraphraser «le président de l'OMC décidera que s'appliquera celle des propositions qui convient le mieux à ses convictions, à celles de la partie qui a sa préférence, ou celles de la partie qui a le plus de poids à l'OMC». Bref je ne m'en fais pas: l'OMC n'est ni mort ni mourante, d'ici à la prochaine «grande réunion» 10% à 15% des discussions en cours parviendront à un accord, et lors de cette réunion, on mettra en scène «l'accord des représentants» sur environ 15% à 20% des points en cours, alors que l'accord réel aura eu lieu dans les mois ou les semaines précédents, et, encore une fois, environ 80% des points en cours seront reportés à de prochaines discussions[3].

Je crois bien que c'est la plus longue note de bas de pas que j'ai jamais rédigée. Quel rapport entre Cancun et «l'insécurité» ? Et bien, la manière dont les médias en ont rendu compte est aussi irréaliste, mais en sens inverse. «L'insécurité» mise en scène au JT de 13 heures ou de 20 heures transforme des événements instantanés, discontinus et marginaux en faits durables, continus et centraux; «la réunion de Cancun» mise en scène par tous les médias transforme des événements durables, continus et centraux en — etc. Cela est d'ailleurs général: les médias, entendus comme les entreprises de médias, ont un mode de fonctionnement inverse à celui de la société — non pas dans leur fonctionnement interne, mais relativement à leur objet social. Pour la société il en est ce qu'il en est pour les individus qui la composent: la très grande masse des «événements» s'y déroulant est monotone, répétitive, de progression ou régression lente, et pour une part non négligeable, indiscernable (à la fin de la journée je ne me dis pas aujourd'hui j'ai bu sept fois de l'eau, la première fois à sept heures, 35 cl, la seconde fois à 9h30, 23 cl, etc. Le fait de boire de l'eau est un événement, et même un événement vital, mais il n'est pas notable, donc indiscernable, sauf circonstances exceptionnelles. Les médias s'intéresseront au gars qui boit son premier verre d'eau après deux jours de marche sans réserves dans le désert, non à la nana qui se sert son troisième verre de la journée au robinet de sa cuisine). Les institutions sont à leur niveau des sortes de sociétés, il s'y passe peu de choses au jour le jour, elles y progressent ou régressent aussi lentement que dans toute société. Or les médias, ou du moins — paradoxe ! — «les médias de l'immédiat», qui se noussissent des «événements», «nouvelles», «nouveautés», de «l'actualité», ces médias sont intéressés par «ce qui n'est pas ordinaire». C'est-à-dire, factuellement, la partie résiduelle de ce qui forme le tissu social. Disant, un peu plus haut, qu'ils nous offrent une image inversée et grossissante de la réalité effective, je disais la stricte vérité: la «réalité» du JT ou de «Zone Interdite» ou de «Capital» ou de «Loft Story», ou «Sagas», ou tout ce qui se penche sur l'immédiat exceptionnel, est exactement inverse à la réalité ordinaire, et met en exergue des faits qu'on ne rencontre que rarement. Les journalistes, les animateurs, les responsables de rédactions ou d'unités de programme prétendent qu'ils présentent «le reflet de la réalité» (ce qui en serait de toute manière l'image inversée) alors que l'image produite est assez semblable à celle qu'on obtient en voyant un objet éloigné avec une loupe: petit, déformé, inversé, renversé. Ou, si on met la loupe près de l'œil, flou et incompréhensible.

Schneidermann toujours, citant un propos de Patrick Poivre d'Arvor:

«Ce n'est pas moi qui ai inventé le 11 septembre. Ce n'est pas moi qui ai fabriqué ces images de gendarmes et de policiers manifestants repoussés par les CRS. Ce n'est pas moi qui ai créé Richard Durn, ou ce père de famille assassiné à Évreux. Si on n'avait pas parlé de tout ça, je peux vous assurer que l'extrême-droite n'aurait pas fait 20%, mais 35%».

Un de ses assertions est démentie: c'est bien lui et ses collègues «insécuritologues» des divers JT, qui ont fait progresser, autant qu'il en semble, le vote Le Pen dans les «zones de non risques». Pour le reste, encore un extrait du livre de Schneidermann, l'analyse d'un JT de PPDA justement, où l'on montre comment est «fabriqué» le si fameux «sentiment d'insécurité»:

«Effondrement des tours, police abandonnée à elle-même, libération des multirécidivistes: toutes ces images se bousculent, se mélangent, et finissent par emballer les journalistes eux-mêmes. Résultat, par exemple, le journal de TF1, à 20 heures, le 19 novembre 2001. S'y succèdent huit sujets traitant de l'insécurité. Après une longue ouverture du journal sur le début du procès du préfet Bernard Bonnet en Corse, PPDA file vers un autre tribunal, où l'on juge deux jeunes gens ayant perturbé le match amical de football France-Algérie le 6 octobre 2001. Et cela permet aux téléspectateurs de “revoir à la télé” les fameuses images de l'intrusion de supporters sur la pelouse du Stade de France (plus aucun sanctuaire n'est à l'abri des débordements, pas même les terrains de foot). Une nouvelle attaque d'un fourgon blindé de convoyeurs de fonds (un mort parmi les assaillants, un blessé parmi les convoyeurs) est l'occassion de “voir à la télé” de longs plans sur le fourgon mitraillé. Voici ensuite des images sinistres du ministre de l'Intérieur Daniel Vaillant recevant des syndicats de policiers (pendant que tout s'effondre, les politiques palabrent), et “à propos du malaise policier, malaise de plus en plus palpable qui empoisonne désormais la vie privée des policiers”, TF1 nous emmène chez des jeunes policiers résidant près de leur lieu de travail et soumis à différentes vexations de la part de petits caïds des cités alentour. Sur l'écran, on “voit à la télé” un jeune policier embrasser tendrement son bébé dans la cuisine de son appartement. Petite incise d'images du Plessis-Trévise [des braqueurs y ont tiré sur des policiers], même si elles n'ont rien à voir avec les violences de proximité (puisqu'il s'agit de banditisme “traditionnel”), mais c'est l'occasion de les voir à nouveau. Une brève à propos du malaise des familles de gendarmes (“Nous y reviendrons”, promet PPDA pour ceux qui en doutaient), et nous voici dans les préparations du prochain congrès des maires de France. “La sécurité, explique PPDA, sera un des thèmes abordés”. C'est l'occasion de suivre le maire d'Amiens, Gilles de Robien (qui n'est pas encore ministre de Jean-Pierre Raffarin) dans un commissariat de police municipale, et devant des victimes d'agression. Devant la caméra, un gardien d'immeuble y confirme qu'”on est de plus en plus confrontés à la jeune délinquance”.
Fini ? Non. “Parmi les phénomènes caractéristiques de la montée en puissance de cette délinquance violente, le vol de grosses cylindrées”, lance PPDA sans reprendre son souffle. Témoignages convergents d'un magistrat, d'un commissaire, et d'une victime — “Cette nuit-là, j'ai appris la violence dans ma chair”. Ne nous croyons pas être quittes: “Les affaires de pédophilie se multiplient. Nous avons rencontré la mère d'une de ces petites victimes”. Encore quelques images du meurtrier d'une collégienne anglaise, en voie d'extradition vers la France, et à 20h22, il est temps de passer à l'actualité internationale.
Ces vingt minutes, quelle trace indistincte vont-elles laisser dans la tête des téléspectateurs ? Un sillage cauchemardesque de policiers, de magistrats, de victimes, de mères, dont les images et les récits finalement se rejoignent et qui, comme l'avait noté l'Observatoire du débat public dans une étude réalisée par Le Monde, emploient tous le même mot: “violence”. Violence dont sont victimes les policiers du Plessis-Trévise, vol avec violence de grosses cylindrées, violences sexuelles, toutes ces violences se mêlent dans la fresque apocalyptique d'un monde où les convoyeurs de fonds demandent à être escortés par la police, mais où même les policiers et leurs bébés ne sont plus en sécurité».

Et vue la date du journal, «l'actualité internationale» dut probablement faire une bonne part à la violence, passée (11 septembre), présente (Palestine-Israël) ou future (Afghanistan). Ou peut-être l'Afghanistan était-il déjà actuel ? Ne me rappelle plus.

En fait, on peut strictement inverser les propos de PPDA, «C'est moi qui ai inventé le 11 septembre. C'est moi qui ai fabriqué ces images de gendarmes et de policiers manifestants repoussés par les CRS. C'est moi qui ai créé Richard Durn, ou ce père de famille assassiné à Évreux. Si on n'avait pas parlé de tout ça, je peux vous assurer que l'extrême-droite n'aurait pas fait 20%, mais 10%». Un événement ne devient une information que si un média, justement, le médiatise, le fait passer d'événement local à celui d'événement national. Ça vous étonnera peut-être, mais pour rares qu'ils soient, tous les assassinats ne sont pas médiatisés. Parce que tous ne sont pas médiatisables. Un ivrogne notoire qui tue sa femme ou sa fille en la battant à mort un soir où il est plus méchant que d'habitude, si ça se passe à Bourges, ça fera peut-être la “une” dans La Nouvelle République ou Le Berry Républicain, pour peu que l'air du temps soit à «l'insécurité», ou à la lutte contre l'alcoolisme, ou au sort des femmes battues ou des enfants maltraités, mais si l'air du temps est à autre chose ou si ça se passe le jour ou Richard Durn défouraille à Nanterre, ça fera cinq lignes dans la rubrique «faits divers»; quant à figurer au JT de PPDA, il faudrait vraiment qu'il ne se passe rien de rien ce jour-là — un 15 août ? Même pas: ce jour-là «l'information» totalement inattendue et nécessaire, vitale même, sera «la route», décliné en «les embouteillages sur la route» (c'est le style JT, pour qu'on soit sûr que ce n'est pas l'embouteillage dans les caves…) et «les morts (et blessés graves) de la route». Je suis sûr qu'avec une «nouvelle» aussi surprenante, Bilalian est capable de tenir 10mn. Bref, si nos JTistes apprécient «l'insécurité», ils l'apprécient spectaculaire, touchante ou people (quand l'ivrogne est Bertrand Cantat, la victime Marie Trintignant et que ça se passe à Vilnius, ce qui ici aurait fait 15 lignes dans un entrefilet, mobilisera là un envoyé spécial pendant quinze jour, et fera quatre “unes” du Monde - et de Libé. Et du Figaro. Et des autres. Trois jours après «la tragédie de Vilnius», comme dit Robert Solé (ce qui est un peu exagéré: c'est tout au plus un drame), c'était plié, il n'y avait plus rien à en savoir: un gros con de beauf avait frappé sa compagne à mort, et allait être déféré devant la justice. Que par ailleurs ce gros con de beauf soit un artiste de talent, et sa compagne une actrice célèbre, est-ce que ça justifie un traitement ad nauseam ? Je ne crois pas. Robert Solé le croit — ou au moins fait semblant de le croire —, mais pour “médiateur” qu'il soit, Solé est un collaborateur du Monde, et trouve presque toujours moyen de légitimer les gros titres racoleurs qui s'y multiplient depuis cinq ou six ans… C'est comme le sirop: une dose de critique, sept doses de satisfecit.

C'est donc PPDA qui a “inventé le 11 septembre”. Il n'est ni l'auteur (sinon il ne serait pas là pour en parler) ni le commanditaire, ni le financeur des attentats commis aux États-Unis, ce fameux 11 septembre 2001, en revanche, il est bien l'acteur de la mise en scène un peu longuette (environ deux mois) «Le Plus Gros Attentat Jamais Vu En Direct À La Télévision». D'un sens il a raison, ce n'est pas lui qui… Lui, donc, c'est un acteur, il a une carte de presse mais c'est un usurpateur, il n'est pas journaliste, il est “présentateur d'émissions”; celle qu'il présente le plus souvent, c'est le JT de 20h à TF1, mais il lui arrive de présenter des émissions «littéraires» (si dire se peut), ou parfois «de variété» (si dire se peut). On ne peut même pas dire qu'il serait une sorte d'animateur, il ne sait pas animer, il «présente», il passe les plats. Avant, on disait indifféremment speaker ou speakerine pour la personne qui présentait les programmes, la météo ou les informations. Une personne «qui parle», une voix — du temps de la radio — et une gueule. En fait, le statut usurpé de journaliste des présentateurs du JT est un héritage du temps lointain où la télé était pauvre: à l'époque, les Sabbagh, Dumayet et autres Tchernia faisaient tout: les reportages, le montage si besoin, les textes de leurs interventions, et la présentation. ces présentateurs-là étaient bien des journalistes. Par après, du fait conjoint du développement de la télé et de ses moyens financiers et humains, le présentateur est redevenu un speaker, un type qui ne fait rien d'autre, dans la rédaction, que présenter. L'habitude s'est conservée d'y mettre un journaliste — quoique, sans vouloir être méchant, le PPDA ancien, brièvement journaliste, ne m'avait pas frappé par sa grande compétence dans le domaine; idem pour Bilalian — mais ça n'est pas très nécessaire. D'ailleurs, sur d'autres chaînes, notamment Canal+, on a bien affaire à des speakers et des speakerines à l'ancienne, des personnes à la voix bien posée et à la plastique agréable, et qui ne bafouillent pas en lisant leur texte.

Donc, ce n'est pas Patrick Poivre d'Arvor qui… Mais la longue citation venue du livre de Daniel Schneidermann montre assez, je crois, que c'est bien lui et surtout la rédaction du JT qui mettent tout ça en musique: il se passe des milliards de faits dans le monde chaque jour, des plus insignifiants aux plus signifiants; avec de la chance on en aura une vingtaine dans le journal télévisé; il faut bien les choisir. Et quand on privilégie systématiquement les nouvelles sur «l'insécurité», effectivement on fabrique une sorte de réalité spéciale, qui n'a pas grand rapport avec la réalité ordinaire, celle que vivent par exemple Patrick Poivre d'Arvor ou Daniel Bilalian. Je me rappelle un reportage passé sur France Culture, réalisé dans un de ces villages où rien ne se passe et où pourtant Jean-Marie Le Pen fit un tabac, et cette jeune femme qui craignait de se faire agresser au volant de sa voiture, à l'occasion d'un arrêt à quelque feu tricolore; la reporter lui demande si ça lui est arrivé; non; si elle connaît des gens à qui c'est arrivé; non; s'il y a eu des cas dans son village; non; mais «avec ce qu'on voit à la télé», vous comprenez…


[1] enfin, pas exactement: nombre de médiateurs ne disaient pas «c'est ma faute» mais plutôt «c'est notre faute»; en revanche, si on allait un peu plus loin, soit, non plus un vague et indéterminé «les médias ont contribué à faire monter le “sentiment d'insécurité”», mais une interrogation plus directe, «et vous dans ce contexte ?», vous, ou tel de vos collègues, ou votre chaîne, votre radio, votre journal, c'était autre chose. Vous lirez dans le texte un extrait d'interview de Patrick Poivre d'Arvor, et juste en-dessous l'analyse de son JT du 19/11/2002, et vous verrez ce contraste entre un PPDA qui dit «moi j'ai bien fait mon boulot, “retranscrire la réalité”, non coupable», et la réalité d'un JT de PPDA ou «l'insécurité» est mise en scène et montée en épingle, «en dépit de la réalité». Et au détriment des autres infos du jour. En fait, arrivé au bout de son journal, le téléspectateur du fin fond de la Charente ou du Bas-Rhin, celui qui a principalement contribué à faire progresser le vote Le Pen, le 21 avril 2002, aura probablement l'impression, que là-bas, au loin, à la grand ville, c'est la guerre civile… Mais ce n'est pas la faute à PPDA, il n'a fait que «constater la réalité de la montée de la délinquance». Je sais bien qu'il y a une incohérence à prétendre d'un côté que les médias «en général» ont un peu forcé la dose sur le sujet, de l'autre que moi, médiateur du JT de 20h de TF1, si j'ai baucoup parlé de «l'insécurité», c'est parce qu'elle était «réelle», mais quoi, vous n'avez pas de ces incohérences, vous-même ? Pour conclure cette note, ce genre de discours schizophrènique est très courant. Considérez Ernest-Antoine Seillière: si vous lui demandiez «comment se porte “l'Entreprise” en France ces temps-ci ?», quelque que soient les temps concernés, il vours répondra que «“l'Entreprise” va mal». Par contre, si vous lui demandez «et votre entreprise ?»; «Ah ! moi, la mienne elle va très bien, tout est parfait». En oubliant au passage le trou de 300MFF de 2001, le fort tassement consécutif du rendement de son consortium en 2002, et quelques autres vétilles du genre. Idem pour tous les autres «grands patrons». Donc, toutes les entreprises «en particulier» vont bien, mais l'Entreprise «en général» va mal. Comprend qui veut.
[2] Dans le texte «Quelques nouvelles de la planète Mars» déjà cité.
[3] Cette description est un peu abrupte et imprécise, mais si je voulais un peu développer le sujet, je pense qu'avec un texte quatre fois plus long que cette partie sur l'OMC, à-peu-près, on pourrait assez exactement décrire le fonctionnement général de l'OMC, la manière précise dont les accords généraux et particuliers sont traités, la fonction réelle des «grandes messes» (qui comme toutes les messes, servent beaucoup plus à renforcer la croyance des ouailles qu'a faire quelque chose de concret au niveau de l'appareil, de «l'Église»), et par là-dessus on aurait la place de faire l'état des accords déjà en cours et de l'avancement de ceux en discussion. Avec un petit peu plus d'espace, on pourrait en sus expliquer ce qui sera validé à coup sûr lors de la prochaine «grande réunion», ce qui le sera probablement et ce qui pourrait l'être, et donc en creux, ce qui ne le sera à coup sûr pas. Ne parlons pas des médias visuels, sauf Arte et peut-être France 5, ils ont oublié ce qu'est l'herméneutique, mais dans une radio comme France Culture voire France Inter, une série de trois ou quatre émissions d'une demi-heure (pauses musicales comprises), dans un journal comme Le Monde, deux pages «Horizons» ou un feuilleton en quatre ou cinq demi-pages feraient le tour de la question tel qu'exposé ici. Ma foi, ni sur France Culture que j'écoute tous les jours, ni dans Le Monde que je lis tous les jours, je n'ai constaté un tel effort d'explication raisonnée. En fait, je ne suis pas certain que ces médias, ou plus précisément les personnes qui les réalisent — rédacteurs, producteurs — ont vraiment envie de faire cet effort. Avec certains sujets, il y a des problèmes pour un média de grande diffusion à faire ce travail d'herméneutique. Parce que, par nature, les «grands» ou moyens médias sont «politiques», et donc les médiateurs qui y travaillent. Ça ne veut pas (obligatoirement) dire qu'ils adhérent à une idéologie particulière, mais ça signifie qu'ils n'envisagent qu'on puisse aborder les «questions de société» sans avoir une opinion relativement à ces questions. Sur France Culture par exemple, on a un large spectre, de l'extrême-gauche révolutionnaire ou anarchisante jusqu'à la droite la plus musclée, mais tous les producteurs traitant donc de «sujets de société» ont donc en commun d'avoir un jugement a priori sur leurs sujets. Ça implique beaucoup de choses, notamment ces deux-ci: ils choisiront généralement des invités «comme eux» ou, invitant une personne «pas comme eux», ils tendront à l'inciter à être «comme eux»; ni eux, ni leurs invités, qui sont «comme eux» ou sont forcés à l'être, n'auraient, plus que le désir, l'intérêt de faire un effort herméneutique.
«Comme eux», ça ne veut pas dire «de la même opinion», mais, «ayant une opinion bien définie sur (———)». Par exemple sur l'OMC et le sommet de Cancun. Je soupçonne que deux ou trois producteurs de France Culture et deux ou trois rédacteurs du Monde ont une perception assez exacte du fonctionnement réel de l'OMC. Et je suis certain que plusieurs invités de France Culture et plusieurs «libres tribuns» du Monde en ont une très juste (le commissaire européen Pascal Lamy, par exemple, ou José Bové). Bon. Mais, antérieur à ça, ils ont une opinion sur la fonction politique de l'OMC. Pour Pascal Lamy, il en a une opinion favorable; pour José Bové, défavorable. Lamy est «pour», Bové «contre». Lamy n'a pas intérêt à expliquer précisément le fonctionnement de l'OMC, car son credo est entre autres que tous ses membres ont le même poids, que c'est le règne de «un pays, un voix», et que toutes les décisions sont prises par consensus. Ce qui est faux. Bové n'y a pas intérêt car son credo est qu'à l'OMC seuls les gros décident («les gros» se résumant à l'UE, les USA et le Japon), que c'est une institution anti-démocratique sous-tendue par une idéologie ultralibérale et où les décisions y sont prises sous la pression des gros et des lobbies industriels et commerciaux. Et c'est faux. L'OCM n'est ni ce que croit Lamy, ni ce que croit Bové, l'OMC est ce qu'en font ses membres. Ses membres (c'est-à-dire les délégations qui représentent les États membres) en font ce que décident leurs gouvernements. Les gouvernements, quand ils sont démocratiques ou au moins républicains, décident ce que veulent les élus; les élus veulent ce que leurs demandent leurs électeurs. Au bout du compte, l'OMC est ce que vous, moi, l'Australien du bout du monde, l'Indien de base, le Néerlandais de pas loin d'ici, le Chinois moyen, voulons. Factuellement, l'OMC actuelle n'est pas très démocratique, mais ce n'est pas non plus «la loi du plus fort»; elle a une orientation générale plutôt «libérale» au sens où on l'entend de nos jours, un sens qui étonnerait les libéraux, serait-ce d'il y a seulement trois quarts de siècles, mais ce n'est pas une orientation intrinsèque, juste conjoncturelle; elle n'est pas insensible aux sollicitations des groupes de pression, mais pas uniquement à ceux des lobbies cités, Cancun a montré qu'elle sait aussi entendre les ONG puissantes. Finalement, et là aussi Cancun l'a démontré, le point vraiment faux, vraiment idéologique et indéfendable que défend Bové et ceux qu'il représente, est la question de «seuls les gros décident». La réalité est, «les groupes qui ont du poids parviennent généralement, sinon à obtenir ce qu'ils veulent, du moins à bloquer ce qu'ils ne veulent pas jusqu'à obtenir un compromis satisfaisant». La logique voudrait donc que, contrairement à ce que semblent vouloir les altermondialistes les plus radicaux, on ne supprime pas l'OMC, mais qu'on travaille à la constitution de groupes de pays qui puissent faire contrepoids aux «gros». Finalement, le point vraiment faux, vraiment idéologique et indéfendable que défend Lamy, est celui des décisions par consensus. Comme expliqué, ce n'est vrai que pour les accords généraux. Les radios, télés et journaux sont peuplés de Lamy et de Bové, qui peut-être comprennent comment ça marche, mais qui à coup sûr ne veulent pas le faire savoir.